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Biographie

 

« Au moment où un individu meurt, son activité est inachevée, et on peut dire qu'elle restera inachevée tant qu'il subsistera des êtres individuels capables de réactualiser cette absence active, semence de conscience et d'action.»

Gilbert Simondon,  L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information

 

Quelques éléments sur la vie et les travaux de Gilbert Simondon

 

par Nathalie Simondon
 
                                          

 

    Gilbert Simondon naît le 2 octobre 1924 à Saint-Etienne. Son père, Hyppolite Simondon, né à Tence (Haute-Loire), gravement blessé à Verdun à 19 ans, fait l'Ecole des Mutilés et devient employé des postes à Saint-Etienne, où il rencontre sa femme, Nathalie Giraud, issue d'une famille d'agriculteurs de la région d'Issoire (Puy-de-Dôme).

    Très jeune attiré par l'étude spéculative, Gilbert Simondon a consacré sa vie à la réflexion, à la recherche et à l'enseignement. Cet engagement ne l'a pas détourné pour autant des problèmes sociaux immédiats. Il a participé à des missions d'amélioration des conditions de vie dans les prisons, a organisé des enseignements pour des détenus, a participé aux travaux d'association de soutien à l'enfance défavorisée. Il a conduit des recherches sur la prévention des catastrophes et sur la sécurité, en lien avec ses recherches sur la perception, et conduit des études sur les problèmes d'industrialisation, sur les problèmes des ouvriers agricoles, etc. Il a travaillé longuement à une invention de phares non-éblouissants pour automobiles à laquelle il tenait particulièrement. Tout en s'investissant dans la vie locale, il ne s'est impliqué que discrètement en politique, mais il n'hésita pas à s'engager ponctuellement à titre personnel pour protester contre des atteintes à la justice et à la dignité humaine.

    Sa curiosité intellectuelle s'exerçait dans tous les domaines de la réalité à partir de sa culture philosophique, littéraire, historique, qui en aiguisait naturellement l'analyse. Pour Gilbert Simondon, à la fois méditatif et observateur, les voyages et promenades en famille, les moments de vacances, les déplacements pour congrès, ainsi que toutes les situations de la vie étaient l'occasion de réflexions qu'il lui arrivait de noter sur un bout de cahier, la page de garde d'un livre ou sur une carte routière, mais aussi de précisions pour ses connaissances en architecture, dans le domaine des techniques, par de soigneux croquis qu'il conservait dans de grands cahiers et dont il se servait dans ses cours. Il observait les techniques des métiers et interrogeait les artisans, il s'intéressait aussi aux mentalités, aux représentations culturelles et aux jugements de valeur, aux formes de spiritualité, aux façons de vivre et d'agir. Il lisait et travaillait pratiquement sans interruption ; sa bibliothèque de philosophie, patiemment constituée depuis le début de ses études, était très riche ; son information scientifique et technique a été jusqu'au bout mise à jour non seulement par les ouvrages nouveaux mais aussi par la lecture très régulière des revues ; sa bibliothèque personnelle comprenait de nombreux ouvrages plus anciens, comme l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, qu'il s'était procurés pour les besoins de ses travaux. Pour ses recherches, entamées très tôt, de nombreuses expériences étaient conduites dans la maison familiale à Tours, jusqu'en 1965, puis à Palaiseau. Il montrait une grande sensibilité à l'égard de la vie en général, des animaux, des plantes : les mauvais traitements aux animaux l'indignaient profondément, et même la taille sévère d'un arbre, la traque des « mauvaises herbes » pouvaient le heurter. Gilbert Simondon et son épouse Michelle Berger, helléniste, eurent sept enfants, qui furent associés tout naturellement aux observations, expériences et recherches, quotidien de la vie de famille.

    Cette vie riche et active a été progressivement assombrie par des difficultés de santé, vers le milieu des années 70, puis par une souffrance psychique dans les années 80. Gilbert Simondon interrompt sa vie professionnelle un peu prématurément en 1983. Il décède à Palaiseau le 7 février 1989.

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    Il fait ses études secondaires au lycée Fauriel de Saint-Etienne et choisit la voie de sa vocation profonde, la philosophie, à l'issue de la classe de rhétorique (Première), contre l'avis de son père qui, devant ses succès scolaires, le rêvait polytechnicien. Il prépare ensuite le concours d'entrée à l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm dans l'Hypokhâgne et la Khâgne du lycée du Parc de Lyon, où il est élève de Jean Lacroix. Les années de lycée pendant la guerre furent conduites dans des conditions très difficiles, comme en témoignent les lettres échangées avec ses professeurs (Jean Lacroix, Victor-Henri Debidour) dans lesquelles on s'informe mutuellement des disparitions d'élèves ou de proches, comme Gilbert Dru. C'est cette atmosphère tragique, que Gilbert Simondon partagea avec « ceux qui ont eu vingt ans en 44 », qui lui fit éprouver la force du courant existentialiste pour l'époque.

    Admis en 1944 à Ulm (rentrée effective en février 1945), riche d'une formation classique essentielle à ses yeux, et intéressé par la pensée antique au point qu'il fut un moment tenté par les lettres classiques, il confirme son choix de la philosophie (choix auquel Jean Lacroix l'incita très vivement en mars 45, c'est-à-dire dès l'entrée à l'Ecole : « Mais je veux au moins vous dire de toutes mes forces : Faites de la philosophie. C'est votre vocation et vous regretteriez fort plus tard de l'avoir manquée.»). Il suit à Paris l'enseignement de Martial Gueroult, Maurice Merleau-Ponty, Jean Hyppolite, Jean-Toussaint Desanti, Georges Gusdorf, Jean Laporte, Jean Wahl (il assiste au cours de Jean Wahl sur l'existence et sur Heidegger avec Marie Souche-André et Jacques Lacan dans le tout nouveau Collège de philosophie). Il fait son diplôme d'études supérieures de philosophie sur l'unité et le temps chez les Présocratiques, sous la direction de Martial Gueroult. Ces années parisiennes, au cours desquelles il rencontra sa future épouse, sévrienne en Lettres classiques, sont naturellement des années d'intense approfondissement de l'étude de la philosophie. Elles sont aussi l'occasion pour lui d'approfondir sa formation scientifique (études de physique, certificat de Minéralogie à la Faculté des sciences de Paris, certificat de psychophysiologie sous la direction d'Alfred Fessard) en 1947 et sa culture littéraire, musicale, artistique (vif intérêt pour le surréalisme), ainsi que son étude des techniques qu'il juge indispensable. Il construit plusieurs amitiés solides et durables. Reçu à l'agrégation de philosophie en 1948, il est nommé au lycée Descartes de Tours, où il enseigne de 1948 à 1955, en classe de Philosophie ainsi qu’en classes préparatoires.

    Habité par les problèmes les plus centraux de l'histoire de la philosophie (notamment la question de l'individu et la question de la relation psycho-physique), soucieux de les instruire de la manière la plus complète, il choisit la voie d'une réflexion où la philosophie pourrait s'éclairer de la science. Une telle collaboration entre la science et la philosophie, écrit-il en 1954 à Gueroult, doit s'effectuer non au niveau des résultats, ce qui serait « une invasion de la pensée par d'indignes sectateurs, comme le montre l'époque scientiste », mais au niveau de la méthode : « au niveau de la méthode, la science n'est nullement suzeraine d'une philosophie vassale ; leur rapport est celui du spontané au réfléchi ; le spontané ne gouverne le réfléchi, comme dans le scientisme, que si l'activité réfléchissante n'a pas été contemporaine de l'activité spontanée. » 

    Ainsi, outre la licence de Philosophie, il obtient la toute nouvelle licence de Psychologie en 1950 et suit des enseignements de psychophysiologie, psychologie de l’enfant, psychologie sociale, ainsi qu’une année de PCB (1ère année de médecine) à l'Ecole de médecine de plein exercice à Tours. En 1952, il suit durant trois mois à l’Université du Minnesota un enseignement de psychologie sociale et commence à participer au séminaire de psychologie expérimentale de Paul Fraisse, où il fait une communication sur les modèles en psychologie.

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    En plus de son enseignement principal en philosophie, il assure au lycée Descartes de Tours des cours de grec et de latin et un cours sur la littérature du XX° siècle. Il remplace en 1953 le professeur de physique, malade, dans la classe de Philosophie. Son enseignement de physique fut jugé ainsi par l'Inspecteur général Bruhat, qui assista à une leçon sur la conservation de l'énergie mécanique dans un système isolé et sur les transformations mutuelles de l'énergie potentielle et de l'énergie cinétique : « (...) Le professeur, qui s'exprime avec une précision parfaite, dans une langue aisée et claire, a judicieusement choisi ses exemples, a donné toutes les précisions utiles, a souligné l'essentiel et a nettement conclu. Il a parlé de la controverse qui avait surgi au sujet de la notion de force vive entre le cartésien Malebranche et le dynamiste Leibnitz, puis signalé le cas particulier où les deux conceptions se rejoignent, présentant ainsi les aspects historique et philosophique du sujet traité. (...) » Dans l'atelier de technologie qu'il créa dans les sous-sols du lycée, et qui exista de 53 à 55, fut construit entre autres un récepteur de télévision.

    Dès 1950, et jusqu'en 1963, il est chargé de cours complémentaires de Psychologie à l’Institut de Touraine, devenu Collège littéraire de Tours, rattaché à la faculté de Poitiers. Il fait des conférences à l'antenne tourangelle de Stanford-in-France.


 

    Après ces sept années d'enseignement de philosophie au lycée de Tours et de psychologie au Collège littéraire, Gilbert Simondon devient assistant puis professeur à la faculté des Lettres et des Sciences humaines de Poitiers (1955-1963), où il dirige les certificats de psychologie sociale, psychologie générale et psychologie comparée, puis en 1957 le certificat de psychophysiologie comparée, tout en assurant également un enseignement à l'Université de Lyon. Il monte en 1955 le laboratoire de psychologie expérimentale de la faculté de Poitiers, où il accueille Alfred Fessard, son ancien professeur, pour une conférence en 1956. Il équipe le Laboratoire de psychologie de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Tours en 1962. A Poitiers, il enseigne aussi à la Faculté de droit (psychologie sociale) et à la Faculté des sciences (psychophysiologie comparée). Il eut pour collègues Jean Pucelle, Jacques d'Hondt, Maurice Mouillaud, Mikel Dufrenne.

    Il est nommé sur une maîtrise de conférences à la Sorbonne en 1963, et sur une chaire de Professeur (Chaire B de Psychologie) en 1965, où il devient le collègue de Juliette Favez-Boutonnier (Chaire A), puis à l'Université Paris V, où il dirige l'enseignement de psychologie générale et fonde le Laboratoire de psychologie générale et technologie (1963-1983), complété en 1970 par le Laboratoire d'Ethologie de Palaiseau. Il enseigna aux ENS de la rue d'Ulm, de Saint-Cloud et de Fontenay (1968-1969, séminaires d'agrégation). Il donna à la faculté des Lettres et Sciences humaines de Lyon (1961-1963) un cours de psychologie sociale et de psychologie industrielle et à l'Institut de pédagogie de Lyon, un cours de psychosociologie sur la technique ; il enseigna à la Faculté de Saint-Etienne (1961-1962), de Nice (1969), de Lille (1970).

    De 1964 à 1970 il participe au séminaire d'Histoire des sciences et des techniques de la Rue du Four, dirigé par Georges Canguilhem.

    Il prend part en 1959 au Colloque annuel de l'Institut international de Philosophie qui eut lieu à Mysore, en Inde, sur le thème Les valeurs culturelles traditionnelles en Orient et en Occident et en fait la présentation pour les Etudes philosophiques (janvier 1960). Il participe activement à l’organisation du VIème Colloque de Royaumont sur le concept d’Information dans les sciences contemporaines, où il présente Norbert Wiener, en 1962. Il prend part à de nombreux autres colloques : Congrès de Home Economics du Centre International d'études pédagogiques de Sèvres, 1950, Congrès de la Société Française de criminologie, 1951, Colloque des Bénédictins du couvent de l'Arbresle en 1960, Colloques sur la mécanologie au Centre culturel canadien en 1970 et 1974, participation aux Journées de l'Office national de la sécurité routière et aux réunions du Comité de Gestion du Centre d'études des catastrophes (1971), Colloque sur Technique et eschatologie à Strasbourg (1972), Colloque sur l'enseignement de la technologie du CNDP et Colloque de Saclay sur la biologie moléculaire en 1974, participation au Comité de recherches sur l'enseignement de la technologie au Laboratoire de Physique de l'ENS de la rue d'Ulm 1975).

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    Après avoir entamé un travail avec Gaston Bachelard sur la polarité en psychologie (inhibition et facilitation des actes psychiques), vers 1948, donc immédiatement après l'agrégation, puis, afin de « connaître de plus près non seulement les résultats du travail scientifique, mais les méthodes de recherche elles-mêmes », préparé une recherche et tenté d'obtenir, sans succès, une délégation au CNRS pour « accomplir un travail concernant l'influence de la conscience sur le corps, en particulier dans l'effet nommé "mouvement consécutif visuel" » sous la direction de Henri Piéron (il participa entre 1951 et 1954 aux recherches sur la cyclochronie faites par Nicolas Popov au Collège de France, laboratoire de Piéron), il continue ses recherches dans son laboratoire personnel à Tours (dans les locaux d'un commerçant retraité boulevard Thiers, où il avait installé notamment un électrocardiogramme), tout en travaillant à une étude historique sur Hartley chez lequel « on saisit en effet (...) ce paradigmatisme qui transpose des schèmes de la physique à la physiologie, en s'inspirant des hypothèses de Newton », ce qui lui «paraissait pouvoir apporter une contribution non négligeable à la connaissance de la formation des hypothèses psychophysiologiques » (lettre à Gaston Bachelard, 1952) . En 1952, il envisage en effet de traiter, pour sa thèse complémentaire, de la relation psychophysiologique.

    À partir de 1952 il met en chantier l'étude du problème de l'individuation, tout en perfectionnant ses connaissances en physique et dans le domaine des techniques : « depuis ce printemps je travaille sur la notion d'individualité. Ce sujet me paraît être profondément réflexif, donc philosophique » (lettre à Bachelard). Ce sujet, qui le préoccupe depuis plusieurs années, sera le sujet de sa thèse principale, dirigée par Jean Hyppolite. Il soutient sa thèse, le 19 avril 1958, devant un jury composé de Jean Hyppolite, Raymond Aron, Georges Canguilhem, Paul Ricoeur et Paul Fraisse, soutenance à laquelle assistent notamment Maurice Merleau-Ponty, Jean Wahl, Pierre-Maxime Schuhl, et Mikel Dufrenne, avec qui il entretint une très solide amitié. Proposant de repenser l'être individuel à partir de l'individuation et non l'individuation à partir de l'individu, son travail se développera comme une confrontation réflexive avec les grandes conceptions philosophiques de l'individu, notamment celle d'Aristote, fondée sur l'étude des différents niveaux d'individuation. La rédaction de l'examen des grandes conceptions de l'individu, Histoire de la notion d'individu, qui devait constituer la deuxième grande partie de son travail, n'a pas été tout à fait menée à son terme; elle est publiée comme complément dans l'édition Jérôme Millon de 2005.

    Il écrit en janvier 1954, à Gueroult : « J'ai choisi la notion d'individualité et, depuis un an, je cherche à faire une théorie réflexive des critères de l'individualité. (...) en fait, il faut saisir l'être avant qu'il se soit analysé en individu et milieu: l'ensemble individu-milieu ne se suffit pas à lui-même; on ne peut ni expliquer l'individu par le milieu ni le milieu par l'individu, et on ne peut les réduire l'un à l'autre. L'individu et le milieu sont une phase analytique postérieure génétiquement et logiquement à une phase syncrétique constituée par l'existence d'un mixte premier. Nous retrouvons ici une intuition des Physiologues Ioniens, de Thalès en particulier. »

    La publication de L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information commence partiellement en 1964 aux PUF (L'individu et sa genèse physico-biologique), dans la collection Epiméthée, dirigée par Jean Hyppolite. L'ouvrage obtient le prix de la fondation Dagnan-Bouveret par l’Institut. Il s'agit de la première partie, qui porte sur l'individuation physique, et du début de la deuxième sur l'individuation des vivants. Dès cette première publication, Gilles Deleuze, sur la demande de Pierre-Maxime Schuhl, écrit un article pour signaler l'importance et l'intérêt de l'ouvrage (avant de s'y référer dans sa propre thèse, Différence et répétition, parue en 1968).


Résumé de l'Individuation à la lumière des notions de forme et d'information, par Gilbert Simondon

La connaissance de l'individuation a été gênée par la prégnance du schème hylémorphique, d'origine technologique, mais contenant des implications sociales qui maintiennent en lui une zone obscure centrale. Modèle de pensée relationnelle parce que dualiste au point de départ, le schème hylémorphique doit être repris et défini selon un principe de recherche qui évite à la fois le dualisme et le monisme, en considérant l'individuation comme une opération conditionnée par un état de système préalable. Cet état de système, ignoré des Anciens, ou plutôt oublié après avoir été pressenti par les Physiologues ioniens dans la doctrine de la phusis, est celui de l'équilibre métastable, différent de la stabilité et de l'instabilité en ce qu'il est riche en potentiels, et ne peut être pensé comme tout entier donné dans l'instant, simultané par rapport à lui-même. Une pensée approfondie de la métastabilité comme condition de l'individuation oblige à rejeter le principe du tiers exclu et la logique de l'identité ; l'être complet, c'est-à-dire l'être préindividuel, est plus qu'unité et plus qu'identité, autre que lui-même. La logique du tiers exclu et de l'identité est une logique de l'état stable, ne pouvant intervenir qu'après l'individuation ; elle ne porte pas sur l'être complet, mais sur un être appauvri, déphasé par rapport à lui-même, qui est l'être individué en tant qu'individu. La seule méthode adéquate à l'individuation est un processus génétique et analogique qui accompagne par l'individuation de la pensée celle de l'être, saisissant l'être avant tout dédoublement, en son centre actif à partir duquel il se dédouble.

Cette méthode est appliquée d'abord au niveau physique de l'individuation, avec l'étude de la genèse de l'édifice cristallin puis la recherche de l'individualité de la particule, visant à saisir dans cette perspective la notion de complémentarité.

Elle est appliquée ensuite au niveau de l'individuation du vivant, selon les trois degrés successifs de l'individuation vitale, de l'individuation psychique et de l'individuation du collectif. A titre d'hypothèse, l'individuation est considérée comme opération quantique, l'être individué conservant en lui une charge de réalité préindividuelle qui est le fondement de la participation à des individuations ultérieures, sous forme de réalité transindividuelle.

La conclusion indique la teneur épistémologique et vise à dégager les conséquences normatives de cette théorie génétique de l'être.

La thèse complémentaire

    Gilbert Simondon a été sensible très tôt aux problèmes techniques aussi bien qu'humains posés par le développement du machinisme dans le monde industriel et dans le monde agricole, au contact desquels il a grandi, à Saint-Etienne, ville de mines et de manufactures près du mont Pilat, dans le Puy-de-Dôme et en Haute-Loire, et dont il tirera de nombreux exemples. Mais il est sensible autant aux conflits entre les valeurs de la culture et les représentations liées aux techniques. En portent la marque sa thèse complémentaire, Du mode d'existence des objets techniques, soutenue en 1958 sous la direction de Georges Canguilhem, et publiée l'année même chez Aubier-Montaigne comme premier titre de la collection Analyse et raisons dirigée par Martial Gueroult et Jules Vuillemin, ainsi que de très nombreux articles et conférences (comme Psychosociologie de la technicité). Il s'instruit méthodiquement des techniques dès ses années d'Ecole et il écrit en 1954 : « j'ai appris les sciences physiques et l'histoire des techniques, ce dernier effort n'étant d'ailleurs nullement achevé ». Dès l'introduction de l'ouvrage Du mode d'existence des objets techniques, il renvoie dos à dos technophobie et technophilie comme deux excès aussi graves de l'époque et deux façons de méconnaître « la charge de réalité humaine aliénée qui est enfermée dans l'objet technique », et tâche d'ouvrir la voie d'une réflexion adéquate sur la technique et son rapport à la culture.


Résumé, Du mode d'existence des objets techniques, par Gilbert Simondon

Tandis que l'objet esthétique a été considéré comme matière convenant à la réflexion philosophique, l'objet technique, traité comme ustensile, n'a été qu'indirectement étudié à travers les multiples modalités de sa relation à l'homme, comme réalité économique, comme instrument de travail ou comme bien de consommation.

Le caractère inessentiel de la connaissance prise de l'objet technique selon ses différents rapports à l'homme a contribué à masquer une tâche qui incombe à la pensée philosophique : redécouvrir, par un approfondissement de la relation qui existe entre la nature, l'homme, et la réalité technique, la charge de réalité humaine aliénée qui est enfermée dans l'objet technique. L'objet technique, prenant la place de l'esclave, et traité comme lui à travers la relation de propriété ou d'usage, n'a que partiellement libéré l'homme : l'objet technique possède un pouvoir d'aliénation parce qu'il est lui-même dans un statut d'aliénation, plus essentiel que celui de l'aliénation économique et sociale.

L'importance des objets techniques dans les civilisations contemporaines exige de la pensée philosophique un effort pour réduire l'aliénation technique, en introduisant dans la culture une représentation et une échelle de valeurs adéquate à l'essence des objets techniques.

La découverte de cette essence doit s'effectuer à travers une étude de la genèse des objets techniques, s'accomplissant selon un processus de concrétisation, différent des perfectionnements empiriques successifs et de la déduction à partir de principes théoriques préalables : il y a une genèse propre de l'objet technique.

Une étude historique permet de découvrir la fonction régulatrice de la culture dans la relation entre l'homme et les objets techniques, tout particulièrement à travers le soubassement normatif des manifestations successives de l'esprit encyclopédique, depuis le technicisme des Sophistes jusqu'à la cybernétique théorique, en passant par la prise de conscience du caractère ouvert et autonome des techniques que contient l'oeuvre de Diderot et d'Alembert.

Enfin, une étude des modalités actuelles des relations entre l'homme et l'objet technique montre que la notion d'information est celle qui convient le mieux pour réaliser l'intégration à la culture d'un contenu représentatif et axiologique adéquat à la réalité technique envisagée dans son essence, l'homme devenant, après l'invention, le centre actif et l'interprète qui peut seul faire exister un monde technique cohérent.

    La publication de son ouvrage Du mode d'existence des objets techniques intervient à une époque où les problèmes du développement de la technique font, depuis une bonne vingtaine d'années déjà, l'objet de réflexions et de polémiques intenses (pour ne parler que des publications françaises: Lucien Febvre, Gina Lombroso, André Siegfried, Pierre-Maxime Schuhl, Alexandre Koyré, Simone Weil, Georges Bernanos, Gabriel Marcel, Georges Friedman, Jean Fourastié, etc.), mais aussi à une époque où un rapprochement de la philosophie et des sciences est mis en oeuvre (colloque de Royaumont sur les « franges » de la notion d'information, Le concept d'information dans les sciences contemporaines, réunissant philosophes, mathématiciens, et penseurs de la cybernétique) et où, selon Simondon, les schèmes techniques doivent être intégrés à la culture pour contrer les formes d'aliénation que le divorce entre la culture et la technique rendent possibles. Le livre fut salué comme ouvrant une voie nouvelle à la philosophie par sa proposition de rééquilibrage de la culture générale au moyen de l'introduction de l'objet technique dans la culture (voir l'article de Jean Lacroix dans le Monde du 26 février 1959), Jean Baudrillard s'y réfère, Herbert Marcuse salue sa dénonciation de la technocratie. En 1957 a lieu le lancement de la première fusée orbitale, événement qui pour Gilbert Simondon fait apparaître avec évidence la technique comme véritable dimension du monde humain, ne pouvant plus désormais être réduite à tort à la catégorie de l'ustensilité. La médaille de bronze du CNRS lui fut décernée pour cet ouvrage en septembre 1958.

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    Dans la suite de sa carrière, Gilbert Simondon poursuit activement ses recherches et donne de nombreux cours sur des notions dont l'analyse est conduite en continuité avec les premiers travaux. Ses recherches expérimentales portent principalement sur la perception et ont pour la plupart été publiées (voir bibliographie des articles et des cours). Mais qu'il s'agisse de la perception, de l'imagination, de la mémoire, de la communication, de l'invention ou de la résolution des problèmes, on peut dire que ces analyses s'appuient sur les conceptions premières de l'individuation et de la technique, les enrichissent ou en quelque sorte les illustrent, en montrent la fécondité, notamment pour ce qui concerne les différents aspects de ce que l'on pourrait appeler la relation psycho-physiologique qui est toujours examinée non seulement à travers l'étude de l'ensemble des vivants mais en relation avec les schèmes techniques liés la notion d'information (le relais, la modulation, l'amplification, etc.). Il enrichit et développe aussi l'analyse du Mode d'existence des objets techniques par les études sur l'invention dans la technique. Les activités du Laboratoire de Psychologie générale de la rue Serpente (salle 208) sont ainsi caractérisées par Gilbert Simondon dans la conclusion du rapport d'activités de 1972 (année où furent conduites des recherches sur la perception prolongée) : « Depuis sa fondation, le Laboratoire s'est particulièrement consacré à l'information implicite, liée au rapport entre les êtres agissants, et dont les messages sont les changements d'état de certains éléments à l'intérieur d'une organisation, plutôt que des échanges unidirectionnels impliquant au départ source, codeur, émetteur et canal. Actuellement, il cherche à définir le mode d'action de cette information implicite dans les conduites humaines et animales, par effet de proche en proche, par toutes les actions de croissance ou par les modes d'action qui supposent des enchaînements. Ce domaine s'étend de la perception à l'étude de la personnalité, en passant par les diverses voies de la technologie déductive ». Le terme de technologie, tel qu'il est intégré dans la dénomination du Laboratoire (Laboratoire de psychologie générale et technologie), est défini ainsi dans le même rapport, dans la présentation du séminaire de psychologie générale de 72 qui s'intitule « technologie et psychologie » : « (…) ce sujet a été proposé à la réflexion des membres du séminaire pour essayer de dégager une logique de la technologie qui n'est ni une technique empirique, ni une science, mais une connaissance des relations fonctionnelles habituelles ou accidentelles. (…) Les deux premières séances du séminaire ont été consacrées à la technologie déductive en matière de sécurité en divers domaines, et aux concepts ou modèles qu'on peut en tirer ». Les recherches consacrées à la conduite animale sont davantage développées dans une annexe du Laboratoire, à Palaiseau.

   Une de ses constantes préoccupations est l'amélioration de la sécurité dans l'emploi des techniques. Il participe régulièrement aux travaux de l'Office national de la sécurité routière et du Centre d'étude des catastrophes, et travaille pendant de nombreuses années à l'élaboration de projecteurs routiers non éblouissants, pour lesquels il dépose un brevet en 1988.

    Dans la liste que Gilbert Simondon dresse lui-même en 1980 de ses principales recherches, il cite : - Pédagogie de l'enseignement des techniques - Technologie théorique et appliquée – Imagination et invention – La créativité – Etudes sur l'instinct et l'éthologie – Etudes sur l'apprentissage chez les animaux inférieurs ; reprise des expériences de Bramstedt sur l'apprentissage chez les Paramécies (participation d'élèves de l'ENS de la rue d'Ulm) – Etudes d'écologie et Conférence au séminaire du laboratoire de psychologie sociale de l'UER de psychologie – Etude des problèmes posés par l'introduction des techniques contemporaines dans les pays en voie de développement – Histoire comparée des techniques, rôle de l'hermétisme – Etude de la résolution des problèmes – Etudes sur la perception, les limites de la constance perceptive et les illusions optico-géométriques – Etudes sur les effets de l'éblouissement consécutif et simultané – Etudes sur la perception de longue durée en régime visuel et sonore, effet de satiation – Etudes des effets consécutifs (mouvement consécutif visuel) – Etude sur le mouvement auto-cinétique avec enregistrement photographique de la dilatation de la pupille.

    Le dernier cours réalisé à l'Université et rédigé avant ses graves problèmes de santé, en 1976-1977, porte sur la perception. Dans les années qui suivent, jusqu'en 1983, son enseignement porte essentiellement sur la psychologie et la philosophie de la science et de la technique.

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    La reconnaissance de ses travaux, sa nomination précoce à la Sorbonne, les nombreuses activités et responsabilités à l'Université et en dehors (agrégation, IPES, très nombreuses directions de travaux de recherche), font de Gilbert Simondon un auteur largement connu dans le monde philosophique malgré la voie originale qu'il suit, comme en témoigne sa présence dans les anthologies, dans les livres scolaires, dans l'enseignement philosophique concret en France, dans les citations que l'on fait de ses travaux dans des études de tous genres ; il a de nombreux échanges à l'étranger sur la question de la technique principalement. Il est aussi souvent sollicité par des équipes travaillant sur les techniques, le design, ou encore la prévention des risques. Dans les années 80, ses écrits influencent la refonte de l’enseignement technologique des lycées et collèges, et, pour l'école élémentaire, les modalités de l'introduction de l'informatique.

    Dans le domaine de la philosophie de la technique, la notoriété et l’influence de la pensée de Gilbert Simondon ne connaissent pas vraiment d'éclipse depuis la réception du Mode d'existence des objets techniques. Pour ce qui concerne la dimension ontologique de son œuvre sur l'individuation, la compréhension de sa pensée ne s’impose que lentement, et l'attention que Gilles Deleuze y porte la favorise notablement, en particulier à l'étranger.

    Gilbert Simondon accordait beaucoup d'importance à la publication intégrale de son étude sur l'individuation et s'en occupe dans les derniers mois de sa vie, malgré ses problèmes de santé. Avec l'aide de son fils Michel, il publie, début 1989, la dernière partie de l'Individuation à la lumière des notions de forme et d'information, qui avait été écartée pour la première parution aux PUF en 1964, dans la collection de François Laruelle chez Aubier sous le titre L'Individuation psychique et collective. La publication de cet ouvrage contribuera de manière évidente au renouveau de l'intérêt pour ses travaux, même si, en dehors naturellement des lecteurs philosophes, pour les biologistes notamment, l'Individu et sa genèse physico-biologique (première partie publiée de l'étude sur l'individuation) restait une référence et une source de réflexion féconde. Depuis, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information a été réunie en un seul volume et complétée chez Jérôme Millon en 2005.

    Juste après sa mort, un numéro spécial des Cahiers Philosophiques conduit par Marie André, Jean-Louis Poirier et Jean-Yves Chateau lui est consacré (n° 43) et débouche sur l’initiative d’un Colloque organisé par le Collègue International de Philosophie. Les actes de ce colloque sont publiés en 1994 sous le titre Gilbert Simondon, Une pensée de l’individuation et de la technique chez Albin Michel (Bibliothèque du Collège International de Philosophie). Autour de 1992 Gilles Châtelet lui consacre un article dans l'Encyclopaedia universalis P. Hocquard et J. Herman dans l'Encyclopédie philosophique Universelle, Jean-Yves Chateau dans Philosophes et philosophie de Morichère (Nathan), etc. Dans Libération, Jean-Baptiste Mariongiu lui consacre une page, Simondon et la machine en marche. Les jeunes chercheurs redécouvrent parfois avec étonnement son ancienne notoriété.

    Seules les deux thèses furent publiées du vivant de leur auteur. Plusieurs cours importants sont depuis parus au Seuil, aux Puf, chez Ellipses (L'invention et le développement des techniques, la Perception, Imagination et invention, la Communication, l'Instinct, Perception et modulation, Attitudes et motivations, L'animal et l'homme, la Résolution des Problèmes, Invention et créativité, Psychosociologie de la technicité, Fondements de la psychologie contemporaine, la Sensibilité, voir la bibliographie), Quatre recueils rassemblent cours, conférences, entretiens et recherches aux Puf (Sur la Technique, Sur la Psychologie, Sur la Philosophie, La Résolution des problèmes). Voir les ouvrages disponibles et leurs tables des matières dans Publications.

©Simondon

 

1942, Lycée du Parc, année de Khâgne

 

1942

1947, à l'ENS

1948

vers 1950, Lycée Descartes de Tours

vers 1958, Touraine

 

vers 1960, Touraine

1962, Université de Poitiers

1963

 

1963, avec son père

1964, bords du Cher, Touraine

1968, Entretien sur la Mécanologie, Vivarais

1970

 

1981, Université de Compiègne (en bas, avec Abraham Moles)

 

 

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